1
La chambre est déjà plongée dans la pénombre, rideaux tirés. Luca se glisse sous la couette. Il attire Géraldine contre lui.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Géraldine a eu l’air contrariée et absente tout le temps du dîner. Elle fait la moue.
— J’ai envie d’une cigarette.
— Ben voyons… et gâcher sans remords deux mois d’abstinence ?
Elle essaie de se dégager, il la retient.
— Dis-moi, plutôt.
Elle pose la tête sur son épaule et soupire :
— Béatrice est passée, aujourd’hui.
Luca la repousse doucement, prenant appui avec son coude. Géraldine s’étend sur le dos. Elle fixe son regard au plafond.
— Cela ne s’est pas trop mal passé. Nous avons bu du thé, discuté gosses, boulot… Elle m’a demandé si j’exposais toujours mes photos. Je lui ai répondu que non, que j’avais trouvé un job alimentaire et que cela convenait très bien ainsi.
— Et c’est tout ?
— Non, bien sûr, nous avons aussi parlé de Mathias.
Luca attend la suite.
— Parlé, mais pas trop, précise Géraldine.
Elle tourne son visage vers Luca.
— Béatrice n’a pas beaucoup changé depuis deux ans… Grande bourgeoise sous ses airs décontractés… Elle m’a demandé si j’avais reçu le colis. Que voulais-tu que je réponde ? J’ai dit oui. Ensuite, elle m’a raconté comment les choses se sont passées. Au moment de vider l’appartement de Mathias, ils ont trouvé le tableau emballé dans du papier kraft avec mon nom et mon adresse écrits dessus. Béatrice a évidemment pensé que cela m’était destiné. Elle a jeté un coup d’œil sous l’emballage puis l’a refermé. Elle m’a envoyé le colis tel quel… Et moi… moi, je n’ai jamais répondu, jamais fait signe. Je me suis confondue en plates excuses. Fin de l’histoire.
Luca la regarde dans les yeux, comme pour détecter un quelconque mensonge par omission.
— C’était très désagréable, ajoute-t-elle.
Elle ferme les yeux, certaine que Luca continue de l’observer. Toujours avec le même désir inquiet de comprendre, elle laisse remonter ses souvenirs. Elle se revoit dans le métro, en route pour rendre visite à Mathias. Quand elle a franchi la porte de ce dernier, elle a tout de suite remarqué l’immense totem qui trônait en plein milieu de la pièce.
2
Géraldine a poussé un petit sifflement et désigné le totem.
— Pas mal ! J’aime bien la manière dont tu as transformé ces innocents guidons de vélo en paire de cornes belliqueuses !
Mathias a haussé les épaules.
— Je n’y touche plus depuis un moment. Je suis passé à autre chose.
Elle a jeté un regard circulaire à la recherche de cette autre chose. Mathias œuvrait dans l’art brut. Il se servait d’objets de récupération. Son studio débordait de meubles et de jouets cassés, de bidons, de pièces de vélo, d’outils ainsi que de récipients en tout genre maculés des substances les plus diverses.
À la suite de son ami, Géraldine a zigzagué entre un amas de planches et plusieurs piles de vieux journaux. Elle a remarqué au passage une plaque d’immatriculation bizarrement tordue, dressée sur un socle de fortune. La tôle était barbouillée d’une écriture imaginaire qui occultait avec rage les références administratives.
— Intéressant, a-t-elle prononcé.
Elle a fait un pas de côté, mais Mathias l’a saisie par le bras et a attiré son attention vers une planche sur tréteaux. Le dispositif bloquait l’ouverture de la fenêtre – détail mineur puisque l’occupant des lieux n’aérait jamais. Une odeur puissante, âcre, imprégnait l’appartement : mélange de poussière et de produits chimiques qui, de la résine aux solvants, étaient à peu près tous censés détruire les neurones et filer le cancer. Trois panneaux de petite taille reposaient à plat sur la table. Géraldine a approuvé en hochant de la tête.
— C’est inhabituel, tu m’as accoutumée à plus de volume.
— J’ai utilisé des chutes de contre-plaqué, a précisé Mathias.
Des lambeaux de tissu et de papier journal adhéraient au bois, s’enchevêtraient selon un agencement complexe.
— Tu as fixé les éléments avec de la résine ?
Il a acquiescé.
— C’est sec ? a-t-elle encore demandé.
— Sec mais fragile.
Du bout de l’index, elle a caressé la surface inégale.
— Il ne manque pas grand-chose…
— J’ai passé la nuit à travailler sur ce triptyque… D’ailleurs, les voisins se sont plaints. La voisine, cette salope, elle a punaisé un mot sur ma porte.
— Un mot qui disait quoi ?
— De ne pas donner des coups de marteau à trois heures du matin.
— Si tu l’as empêchée de dormir, je peux comprendre…
— D’abord, je n’ai pas utilisé de marteau, ensuite, elle n’arrête pas de me chercher des noises. Elle voudrait que je quitte l’appartement. En ce moment c’est chaud pour moi dans l’immeuble.
Géraldine redoutait la suite. Mathias avait un passé psychiatrique chargé. Aucun des médicaments qu’il prenait quotidiennement n’était venu à bout de ses crises de paranoïa. À contrecœur, elle a demandé :
— Chaud comment ?
Les lèvres de Mathias ont formé un rictus amer.
— On s’est introduit chez moi.
Géraldine a fait « Ah ». Mathias a poursuivi :
— Hier, j’étais sorti acheter des bières et, en rentrant, j’ai vu qu’on avait fouillé. Et maintenant, ils punaisent des menaces sur ma porte !
— Tu as recommencé à picoler ?
— Seulement une bière de temps en temps… Tu crois que je délire ?
— Hum… Asseyons-nous pour discuter calmement, a proposé Géraldine.
Ils ont contourné le totem et rejoint le canapé-lit au fond du studio. Géraldine s’est éclairci la gorge.
— Comment te dire, Mathias ? Tu m’inquiètes…
— Tu crois vraiment que je délire ?
— Oui.
— Tu ne connais pas mes voisins…
— Non, mais…
— Ils sont tordus ! a-t-il explosé. Aussi tordus que ma famille. Je les dérange ! Pour eux, je ne suis qu’un pauvre cinglé, un malade mental, qui devrait végéter toute sa vie sous médicaments.
Il a secoué la tête.
— J’irai jusqu’au bout !
— Mais enfin, jusqu’au bout de quoi !?
— De mon travail… de ce triptyque… de…
Mathias a tressailli comme si l’idée de ne pas achever son œuvre lui causait une douleur dans tout le corps. Géraldine a hésité à lui toucher le bras, mais elle a senti qu’il ne supporterait pas un contact physique. À la place, elle a posé sa main sur sa propre bouche en un geste médusé.
— J’irai jusqu’au bout, a répété Mathias. Je voudrais te demander un service. Tu es la seule personne en qui j’ai vraiment confiance. Je souhaiterais que tu gardes le triptyque chez toi quand je l’aurai terminé. J’ai peur qu’ils pénètrent à nouveau ici pour saccager mon travail. C’est très important. J’ai reçu des signes. Il se passe des choses bizarres… Tiens, il suffit d’en parler pour que ça recommence…
D’un mouvement de la tête, Matthias a indiqué un petit réveil-matin désuet en plastique rouge. L’objet reposait sur une pile de livres au pied du canapé. Pas d’affichage numérique, l’heure était indiquée par des aiguilles dont le mécanisme semblait complètement détraqué. La grande aiguille demeurait statique tandis que la petite parcourait le cadran de manière erratique.
— Surveille bien le mouvement, a dit Mathias.
Géraldine s’est penchée, moins pour obtempérer qu’attirée par le reflet argenté des aiguilles.
— Un demi-tour de cadran, deux sursauts, encore un demi-tour… décrivait Mathias.
— Tu disais ? Excuse-moi… j’écoutais à moitié.
— Les mouvements, ça ne te rappelle rien ? Un long, deux courts, un long… c’est un message… en morse !
— Bon sang… a soupiré Géraldine.
— Bon sang quoi ?
— Bon sang, que connais-tu au morse ?
— Un truc de môme.
Géraldine a ouvert puis refermé la bouche, à court d’arguments. Les codes fascinaient Mathias. Ses œuvres fourmillaient de symboles qui n’appartenaient qu’à lui. Un autre domaine où il excellait était celui des mathématiques. Ses aptitudes lui avaient promis un brillant avenir : après avoir obtenu un Bac +8, il avait décroché un travail dans le milieu de la finance. Pendant des années, il avait jonglé avec les problèmes de probabilités et les calculs statistiques pour le compte d’une grande banque. Cette faste période avait pris fin brutalement.
— Mon cousin traverse une mauvaise passe, avait un jour expliqué Béatrice à Géraldine. Il fait une sorte de dépression nerveuse.
En réalité, Mathias avait explosé en plein vol : une bouffée délirante entre deux algorithmes.
— J’aimerais bien que vous vous mettiez en contact, avait continué Béatrice. Il sort de maison de repos, et, mon Dieu ! Je ne le reconnais pas. Il fabrique à longueur de journée de petites sculptures. Toi qui es photographe, tu pourrais discuter avec lui. Je pense qu’il lui serait profitable d’échanger avec une artiste. Après tout, l’art est une thérapie comme une autre.
Pour faire plaisir à Béatrice, Géraldine avait rencontré Mathias. Elle se demandait souvent quelles relations il avait entretenues avec ses anciens collègues. Son entourage avait-il remarqué des symptômes annonçant les troubles à venir ? Géraldine s’interrogeait aussi sur le lien qui les unissait désormais, elle et lui. La fréquentation de Mathias s’avérait épuisante, mais Géraldine s’employait à encourager sa vocation artistique. Il lui montrait régulièrement ses travaux en cours, demandait son avis. Elle était touchée par l’énergie qu’il déployait à créer, comme si cette capacité à produire représentait la dernière chose qui lui restait au monde.
Mathias a ramassé un carnet qui traînait sur la table basse et l’a feuilleté à la recherche d’espaces vierges. Les pages étaient noircies d’une alternance de traits et de points. Il a prolongé ce chapelet en griffonnant au rythme des fluctuations de la petite aiguille. La tige argentée s’est brusquement stabilisée. Mathias a tendu le carnet si près de la figure de Géraldine qu’elle s’est senti loucher.
— Désolée, je ne lis pas le morse dans le texte, a-t-elle lâché en repoussant la main de Mathias.
Il a souligné un trait encadré de deux points.
— Ici, nous avons un R, le point qui suit représente un E…
— Abrège, s’il te plait.
— Ne le prends pas pour toi, je me contente de traduire : RENTRE CHEZ TOI.
— Mais enfin, cela n’a pas de sens ! Tu es déjà chez toi !
De la pointe de son stylo, il a désigné le réveil-matin.
— Nous allons peut-être avoir des précisions… l’aiguille bouge à nouveau.
— Très bien, admettons, a décidé Géraldine. Donne-moi de quoi écrire. Je vais noter en même temps que toi. Et ensuite, nous comparerons.
Mathias a posé le réveil rouge en évidence sur la table. Les yeux rivés au cadran, ils ont attaqué le relevé des oscillations. Au même instant l’aiguille s’est arrêtée et le téléphone de Géraldine a bourdonné. Elle a réagi à la sonnerie puis à la douleur qui irradiait dans son poignet. Elle a baissé les yeux vers ses notes, saisi la feuille, l’examinant des deux côtés. Il s’était écoulé combien de minutes ? Trois ou quatre ? Comme si on pouvait noircir une page recto-verso en seulement quatre minutes ! Elle se revoyait prendre le stylo, commencer à écrire… Exaspérée, et secrètement inquiète d’avoir ainsi perdu la notion du temps, elle a balancé le stylo en marmonnant :
— Pas trop tôt !
Le téléphone vibrait dans sa poche. Elle a décroché sans même vérifier le numéro.
— Allô ?
— Maman…
— Oui, Simon ?
— Maman… il y a de l’eau qui coule du plafond.
— Comment ?
— Partout, dans la salle de bain…
3
Le couloir était inondé. La salle de bain ressemblait à une piscine. Simon, parfaitement dépassé par la situation, pataugeait dans l’eau. Il essayait de résorber les dégâts avec une éponge aussi détrempée qu’inutile. La nappe d’eau commençait à s’étendre jusqu’au salon, en désordre comme d’habitude. Elle menaçait le cartable abandonné dans un coin depuis la veille, les chaussures que Géraldine n’avait pas rangées après avoir opté pour une autre paire et, plus loin, la rallonge raccordée à la multiprise qui supportait les branchements de l’ordinateur familial. Le dispositif traînait à même le sol. Dans un unique élan, Géraldine a crié à Simon de se réfugier au sec et aligné trois longues enjambées. Elle s’est saisie de la prise qu’elle a posée en hauteur, se servant du siège de l’ordinateur comme d’une étagère improvisée.
— Tout va bien, je suis là, a-t-elle essayé de rassurer son fils.
Simon a hoché du menton. D’une voix plaintive, il a demandé :
— Il est où Papa ?
— Ton père ? Je comptais justement l’appeler…
Luca avait été embauché pour le week-end. Il aidait des amis à déménager. Au téléphone, il a expliqué qu’ils étaient loin, très loin d’avoir achevé le transport des cartons. Une fuite d’eau ? Géraldine pouvait-elle se débrouiller seule ? Oui, elle pouvait.
Au final, Luca est rentré tard et de mauvaise humeur. Il souffrait du dos. Un frigo trop lourd, un escalier trop étroit et crac ! Les bières partagées après l’effort n’avaient en rien anesthésié ses lombaires. À peine arrivé, il a avalé deux Dolipranes. Géraldine aurait probablement dû attendre que l’effet analgésique se propage avant de se lancer dans le récit des aventures de la journée.
— Je n’arrête pas de le répéter : tu laisses tout traîner ! s’est emporté Luca. Et voilà, on a frôlé l’accident !
Géraldine avait passé la fin de l’après-midi à éponger et discuter assurance avec le voisin du dessus — sa machine à laver le linge ayant débordé alors qu’il était sorti faire une course. Elle n’était pas d’humeur à supporter des reproches.
— Personne n’a songé à surélever cette fichue prise, je te signale. Ni toi ni moi !
— N’empêche, tu laisses tout traîner.
— M’aurais-tu épousée pour mes qualités de femme d’intérieur ?
Luca lui a balancé un regard en coin.
— Non, mais j’espérais que tu t’améliorerais avec l’âge.
— Mauvaise pioche !
— Dans la famille Bordélique, je voudrais la mère…
— Et moi, le père… dans la famille Ronchon ! Je te conseille un stage chez Mathias. L’expérience devrait t’aider à relativiser.
— J’oubliais, Mathias… Tu avais prévu de le voir aujourd’hui, non ?
Le chapitre inondation semblait clos. Ravie de changer de sujet, Géraldine a embrayé :
— Un peu que je l’ai vu ! Et il me donne des sueurs froides.
— À ce point ?
— Je ne plaisante pas. Je me demande si je ne devrais pas avertir sa famille ou son médecin. Je sais pourtant qu’il le vivrait comme une trahison… Il croit, entre autres choses, que son réveil-matin lui délivre des communiqués en morse.
Luca a émis un sifflement. Géraldine a vigoureusement acquiescé.
— J’ai gardé la transmission. Je peux te la montrer si tu veux.
Elle est partie chercher son sac où elle avait fourré ses notes avant de quitter Mathias en hâte. Devant la feuille froissée, Luca a froncé les sourcils.
— Ça signifie quelque chose ?
— Nous allons vérifier tout de suite.
Géraldine s’est installée face à l’ordinateur. Des dizaines de sites web proposaient les clefs de l’alphabet morse. Elle a choisi le premier de la liste puis a commencé à transcrire en caractères bâton les lettres qui correspondaient à la succession de signes courts et longs. Elle a vite réalisé que des locutions cohérentes étaient en train de se former. Elle a fini par obtenir un texte sans ponctuation qui se répétait en boucle.
— Alors ? a pressé Luca.
Géraldine n’a pas répondu, lisant, relisant, se crevant les yeux à lire. Luca s’est penché par dessus son épaule. Il a déchiffré à voix haute :
— RENTRE CHEZ TOI OU TU VAS MOURIR VOUS ALLEZ TOUS MOURIR NOYÉS OU ÉLECTROCUTÉS OU LES DEUX RENTRE CHEZ TOI OU TU VAS…
— J’en ai des frissons dans le dos, a murmuré Géraldine tandis que Luca saisissait la feuille et l’examinait avec attention.
— Que s’est-il passé exactement ? a-t-il demandé.
— Je ne sais pas comment l’expliquer, a hésité Géraldine. Il y avait ce réveil-matin détraqué…. l’aiguille qui allait et venait… Nous avons seulement noté les mouvements. J’ai moi-même écrit ce message.
— Mathias aurait-il pu… t’influencer ?
— Influencer ? Comment ? À la manière d’un mentaliste ? Mais enfin, noyade et électrocution d’un côté, inondation et prise électrique de l’autre… La coïncidence est trop énorme ! Comment aurait-il pu savoir ?
— Laisse tomber Mathias pour un moment, d’accord ?
Géraldine a secoué la tête.
— Son cerveau est le théâtre de processus tellement étranges que je l’imagine volontiers capable de prouesses insoupçonnées, mais non, je ne pense pas Mathias susceptible de me jouer un si vilain tour de passe-passe.
Par ailleurs, Géraldine ne pouvait s’empêcher de relier le contenu du message à un incident dont personne, ni elle ni Mathias, n’avait connaissance avant l’appel de Simon. Ces réflexions l’ont occupée la moitié de la nuit. Elle a trouvé le sommeil très tard et dormait encore lorsqu’à six heures du matin, le téléphone a sonné.
— Allô, Géraldine ?
— Mmm… Mathias ? a-t-elle grommelé, encore dans les vapes.
Il paraissait trop survolté pour remarquer l’élocution de Géraldine à la limite du grognement. La sienne était empressée, chaotique.
— Les messages ont continué toute la nuit. C’était de la folie ! Tu sais ce qu’ils disent ?
— Non, Mathias, je ne sais pas. Mais tu vas me raconter.
— Que je dois me méfier de mes voisins. Que je ne dois plus te voir, que je ne dois plus voir personne !
Géraldine a inspiré profondément avant de dire :
— Stop, les choses vont trop loin. Tu dois en parler à quelqu’un.
— Parler à qui ? À un psy ? Toi aussi tu veux me faire enfermer chez les fous ? Pourtant tu as vu le truc de l’aiguille, tu l’as vu comme moi !
La gorge de Géraldine s’est contractée avant de libérer un cri. Elle a crié la première chose qui lui passait par la tête :
— Débarrasse-toi de ce réveil !
— Tu crois que…
— Tout de suite !
Plus tard dans la matinée, puis à deux reprises au cours de l’après-midi, Géraldine a essayé de joindre Mathias, sans succès. Finalement, il a rappelé en début de soirée. Il a juré qu’il avait écouté et réglé son compte au réveil-matin.
— Je l’ai fracassé à coup de marteau. Il ne reste que des miettes. Je me sens soulagé, serein.
— Serein… pour de vrai ?
Un blanc. Géraldine a fini par se demander s’ils n’avaient pas été coupés.
— Allô ?
Mathias a repris en baissant d’un ton :
— Je ne peux pas rester au téléphone. Je dois retourner travailler. Je tiens quelque chose… Merci pour tes conseils. Tu es toujours de bons conseils.
— Tu es sûr que tout va bien ?
— Oui, tout va très bien.
4
— Tu dors ? demande Luca.
— Non.
— Tu penses à quoi ?
— Rien d’important.
— Tu penses à Mathias ?
— Mathias et le jeu des si… Si j’avais compris, si j’avais prévenu Béatrice…
Géraldine soupire et repousse la couette.
— J’ai soif.
Dans la cuisine, elle se sert un verre d’eau qu’elle boit lentement. Les bribes d’un dialogue lui parviennent du salon. Il est encore tôt et Simon regarde un film. Elle entend un homme crier. L’espace d’une seconde, elle a l’impression que ce cri s’adresse à elle, de manière intime, comme un reproche. Elle se reprend aussitôt, se souvenant de la période cauchemardesque où la réalité de Mathias avait contaminé la sienne. Elle s’était alors mise à voir des signes et des messages partout. Elle craignait autant la présence des autres que la solitude.
Géraldine se dirige vers le salon et, depuis l’encadrement de la porte, dit à Simon de ne pas se mettre au lit trop tard. Il acquiesce d’un mouvement de tête sans lâcher l’écran des yeux. Géraldine hésite puis traverse la pièce jusqu’au secrétaire où elle a pris l’habitude de ranger les courriers importants. De dessous une liasse de fiches de paie, elle extrait un paquet rectangulaire et plat. Elle se replie vers la cuisine et défait le papier kraft. Des trois panneaux qui composaient le triptyque, Mathias ne lui en a laissé qu’un. Que sont devenus les deux autres ? Mystère.
Géraldine pose le panneau contre le mur. S’écartant à reculons, elle l’examine d’un œil aiguisé. Une puissante et unique inscription déchire l’océan tourmenté que forme l’enchevêtrement de papier et de tissus. Des éclats de plastique rouge dessinent une ligne vibrante, presque douloureuse. L’œuvre n’est pas signée. En bas, à gauche, on distingue une fine tige argentée, un élément à la fois infime et essentiel dans la composition.
Mathias en avait fini des écritures imaginaires et des symboles ésotériques, aussi séduisants soient-ils. Il avait réduit au silence les bavardages inutiles. Par quel processus créatif dément s’était-il laissé prendre, embarquant Géraldine au passage ? « Tu es toujours de bons conseils » lui avait-il dit avant de sauter du troisième étage de son immeuble. Un suicide ? Une bouffée délirante qui aurait mal tourné ? On pouvait toujours dire qu’il avait su faire bon usage des débris du réveil dont Géraldine lui avait demandé de se débarrasser.
« Imbécile de Mathias ! » songe Géraldine avec rage. Une seconde pensée lui vient : au moins une fois dans sa vie, elle aurait aimé capter avec son appareil photo quelque chose d’aussi fort que cette ligne de faille rougeoyante. Elle chasse cette idée. « Imbécile », préfère-t-elle se répéter. Pauvre imbécile. Cela n’en valait pas la peine.
Elle éteint la lumière et retourne se coucher.