Fugue en chèvre majeure

La reproduction d’une carte ancienne est punaisée face à mon lit. J’ai longuement détaillé cette étrange représensation du monde. Elle est composée d’un océan où vogue une goélette, d’un  littoral marqué de noms exotiques, de montagnes et de villes improbables… carte poétique qui invite à changer d’air, partir à l’aventure… Florac est-elle une ville improbable? En tous cas, j’ai moi aussi rêvé de montagnes. Le rêve a tourné dans ma tête jusque à ce que je réalise qu’il s’agissait d’un véritable besoin. J’ai alors pris un train. Destination? La ferme de mon beau-frère. Celui-ci habite en Lozère.

Mon regard passe de la carte à la fenêtre. Avec l’automne, les arbres qui couvrent les massifs composent de somptueux tapis rouges et jaunes. Tout en haut se dressent des escarpements rocheux. En contre-bas, chèvres et moutons broutent dans un même pré. Mon beau-frère raconte souvent des anecdotes au sujet de ses animaux. Hier soir, il a réussi à me tenir en haleine avec l’histoire d’une chèvre qui avait fugué.

« Je l’avais nommée Cruchette parce que je la considérais plus stupide que ses camarades. Quelle erreur! a-t-il précisé au début de son récit. Je l’ai cherché tout l’hiver, sans résultat. Je croyais ne jamais la revoir. Et puis un matin de printemps, la voici qui débarque à la ferme, resplendissante de santé. Tu imagines? Il avait neigé, gelé, et elle s’en était sorti sans fourrage ni soin! Elle semblait même avoir grossi. »

J’ai rigolé :

« Tu bichonnes tes bêtes toute l’année mais celle qui affronte le froid seule se porte mieux que les copines! »

Mon beau-frère a hoché du menton, pensif.

« Son poil avait changé. Il était devenu plus sombre, plus épais. Elle était belle… Dès le premier jour, deux chèvres du troupeau ont essayé de l’attaquer à coups de cornes, par en dessous… ces sales bêtes visent toujours les mamelles. Cruchette s’est défendue et a pris le dessus… »

« Une force de la nature, dis-moi, pleine d’aplomb… »

« Elle en manifestait même un peu trop à mon goût, de l’aplomb! J’ai commencé à m’inquièter en la trouvant perchée sur un gros rocher. Cruchette bêlait sans relâche… »

Marquant une pause, il a sorti un paquet de tabac de sa poche.

« N’est-ce pas une attitude normale pour une biquette? »l’ai-je relancé.

Mon beau-frère a glissé une cigarette entre ces lèvres et posé une main sur son cœur, jurant que, de mémoire d’éleveur, il n’avait encore jamais vu le cas d’un animal dont les cris perturbent à ce point ses congénères. Il avait voulu rassembler les autres chèvres, en vain. Peu à peu, elles s’étaient massées autours du rocher, en demi-cercle.

« Elles étaient tout ouïe! a-t-il affirmé. Comme pour écouter un discours. »

« Une chèvre syndicaliste! me suis-je exclamé. Ou gourou… »

Le même manège s’était reproduit plusieurs jours d’affilée. Cruchette était juchée sur son promontoire. elle haranguait le troupeau. Quand venait l’heure de parquer les bêtes, mon beau-frère poussait les mères vers la chèvrerie, les petits suivant tout naturellement, mais Cruchette partait dans le sens inverse. Il avait fini par abandonner, la laissait dormir à l’extérieur.

« On aurait pu s’en tenir à ce compromis », a-t-il précisé.

Puis, un soir, les chevreaux avaient adopté un comportement inhabituel. Progressivement, ils s’étaient détachés du troupeau et avaient emboîté le pas de la chèvre rebelle. Mon beau-frère finissait de rentrer les mères. En voyant leur progéniture s’éloigner, ces dernières avaient perdu la tête. Elles bêlaient à qui mieux mieux, luttaient contre mon beau-frère qui essayait de fermer la porte pour les contenir. Pendant ce temps, Cruchette se dirigeait vers la montagne, les chevreaux dans son sillage.

« Je n’ai pas compris comment elle s’était débrouillée pour les attirer, a-t-il avoué. C’était une scène étrange. »

« Cela me fait penser à un conte : Le joueur de flûte de Hamelin… Quand ce dernier charme les enfants de la ville en jouant de son pipeau et les amène à le suivre. Les gosses disparaissent dans la nature, on ne les revoit plus jamais. »

« Je connais… Mais vu les circonstances, crois-moi, je n’ai pas eu le loisir de donner dans la littérature. J’ai dû courir après mes chevreaux… »

« Tu les a récupérés? »

Il a acquiescé.

« Il m’ont fait suer, ces salauds! »

Mon beau-frère a écrasé sa cigarette d’un geste vif avant d’ajouter :

« Concernant Cruchette, tu te doutes que l’histoire s’est mal terminée…  j’ai été cherché mon fusil et j’ai tiré. Au troisième coup, je l’ai eu. Dans la carotide. »

« Pauvre bête! me suis-je récrié. Si elle préférait vivre dans la montagne, pourquoi ne l’as-tu pas laissée? »

« Impossible! Elle embarquait les petits avec elle! Que voulais-tu que je fasse? »

Tandis que je songe à cette histoire, mon regard navigue parmi les escarpements rocheux. Ils me font vaguement penser à des piliers de cathédrale. Et toujours le même rêve, le même élan, celui qui m’a poussée quelques mois plus tôt à sauter dans un train pour rejoindre la Lozère. À l’exemple de Cruchette, j’aimerais partir sans bagage, me perdre parmi les arbres et la rocaille… Aurais-je une âme de chèvre sauvage?

Par Anna Coquelicot pour Bizarreries & Co

Ce texte est ma participation à l’Agenda Ironique de décembre où l’on doit partir en voyage à partir de l’Atlas Nautique du Monde composé en 1582 par le cartographe Messinin Joan Martines. Ce mois-ci, le jeu est organisé par Carnets Paresseux.

 

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27 réflexions sur « Fugue en chèvre majeure »

  1. Bon jour,
    J’ai pensé à la fameuse histoire de « La chèvre de Monsieur Seguin » … la liberté a un prix dans les deux cas, elles meurent … c’est triste et à la fois rageant.

    Note : je ne vois pas les dates, les mots … de la contrainte … )
    Max-Louis

  2. J’adore 😉 mais as-tu aussi goûté tartine-lit de figue et de chèvre ?
    Pardon, comme tu apportes la musique et le conte, je pensais à une dégustation pour la mise en bouche du réveillon

  3. une histoire vraie Anna , puisque tu es partie pour de vrai en Lozère pour les châtaignes ?
    pauvre petite Cruchette …et bien je n’aimerais pas me perdre en montagne surtout en hiver …faut bien la connaitre et encore ! tant vers chez moi croyaient t bien la connaitre et sont tombés dans des ravins On est pas aussi agiles qu’une chèvre pour sauter de rocher en rocher …Bise et merci pour ton conte de liberté …

  4. J’ai complètement loupé l’agenda ironique du mois dernier, mais je suis heureuse de retrouver un peu de temps, pour lire les nouvelles des blogs, et peut-être m’y essayer à nouveau. En tout cas, je me suis laissé, comme toi, embarquer par cette histoire qui ne m’a pas rendue chèvre, mais plutôt songeuse. Merci pour ce texte, belle journée à toi, Sabrina

  5. Radical. A la campagne, les éleveurs sont pragmatiques et efficaces. La chèvre syndicaliste devait mourir ! Toujours dégommer le leader. Finalement, c’est un texte politique que tu nous as écrit 😉
    Bonne soirée, Anna.

  6. Vraiment une belle histoire…J’attendais une autre fin évidemment, aimant trop les bêtes pour imaginer que cela se termine mal mais j’avoue avoir lu avec intérêt.Alors grand merci pour cette petite bouffée d’air des montagnes…!

  7. Dis donc, si tu pars comme Cruchette, mets un gilet pare balles ! ton cousin ne fait pas dans la dentelle, quelle aventure ! Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute 😉

  8. Et si Cruchette avait trouvé un coin miraculeux, une cachette ou les chevreaux se seraient épanouis eux aussi. La morale est que les humains ne sont pas logiques. Merci de ce petit voyage quand même.

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