Le Signal

Les mains sur les hanches, Isa s’interroge :

– Il me semble que nous aurions dû bifurquer plus tôt…

– Sommes-nous perdues? s’inquiète Mélanie.

Depuis un moment déjà, les filles longent un sentier en bordure de bois. Elles ont prévu de rejoindre un étang où flottent des nénuphars… enfin, pas que des nénuphars : à en croire la description d’Isa, l’endroit abrite une faune et une flore exceptionnelles.  La décision est prise de rebrousser chemin. La grande Isa marche vite. Elle a de longues jambes, des cuisses de cycliste et une énergie qui laisse Mélanie plusieurs foulées en arrière, hors d’haleine.

– Désolée de m’être trompée, s’excuse Isa. Si seulement le soleil daignait se montrer… drôle de temps, tu ne trouves pas?

Il faudra faire avec, songe Mélanie.

Le Signal est si faible, une lueur diffuse dans un ciel couleur opale.

Soudain une pensé passe par l’esprit de Mélanie : le moment serait-il venu de poser la question qui la taraude depuis le début du séjour? La lueur réagit par un petit scintillement, comme pour approuver. Mélanie hésite encore quelques secondes puis se lance :

– Tu invites souvent des collègues de bureau dans ta maison de campagne ?

Après tout, les filles ne se connaissent pas si bien. Et puis Mélanie s’étonne toujours un peu que les gens la jugent suffisamment sympathique ou intéressante, pour avoir envie de passer du temps avec elle. Elle craint aussi qu’ils ne changent d’avis en la connaissant mieux.

Isa sourit.

– Ah ah… un grand test que de prendre des vacances ensembles! Plutôt réussi, non?

« Test réussi », Mélanie goûte avec réconfort ces paroles. Elle suit en silence, le cœur empli d’une douce chaleur. Certes, son amie jette, par instants, de petits coups d’œil inquiets à la ronde. Elle n’est peut-être pas aussi sûre du trajet qu’elle voudrait le laisser croire… Quelle importance? Mélanie a confiance. La situation actuelle n’y change rien. D’abord, la grande Isa est gentille. Parfois, sa gentillesse sidère Mélanie. Cette invitation à partir en vacances ? Pure générosité! Dans un premier temps, Mélanie a été surprise, presque apeurée, au point de décliner l’offre. Puis le Signal s’est mêlé de l’affaire. Comme un courant souterrain, son étrange activité s’exerce en toutes choses et la lueur n’est jamais qu’une manifestation parmi d’autres.  Ainsi, derrière les évènements du quotidien surgissent d’autres figures, souvent des injonctions.

Isa ou Isabelle, ce prénom était revenu de manière continue, obsédante, pendant la semaine qui avait suivi le refus de Mélanie. Isabelle Huppert et Isabelle Adjani avaient précisément choisi cette période pour faire des retours remarqués sur le devant de la scène. On ne pouvait plus ouvrir un magazine ou allumer la télé sans tomber sur les deux actrices. Le prénom surgissait aussi partout sur le web, au détour de blagues idiotes ou sous la forme de pseudonymes. Enfin, la voisine de Mélanie avait insisté pour lui prêter un livre – Les deux femmes n’entretiennent pourtant pas davantage que des relations polies. Ce soir là, elles s’étaient rencontrées sur le palier et venaient d’échanger un banal salut quand la voisine avait sorti le livre de son sac en disant : « Tenez, prenez… Je viens de le finir et j’ai tout de suite pensé à vous. » Il s’agissait d’un polar, écrit par une certaine Isabelle Dubois ou Dubreuil, peu importe. Après cinq jours de résistance aux sollicitations du Signal, Mélanie s’était résolue à retourner voir la grande Isa : « Tu vas me traiter de girouette, mais j’ai changé d’avis. J’ai très envie de partir avec toi… »

– Vraiment, je ne suis pas déçue, assure Mélanie dans un élan de gratitude. La région est magnifique!

– Je suis d’accord mais  je m’en voudrais d’être un mauvais guide…

À ces mots, la lueur frémit. Isa désigne de la main le corps de ferme qu’elles ont croisé un peu plus tôt. Les bâtiments apparaissent au loin, tapis derrière un gros bouquet d’arbres.

– Là! Nous aurions dû tourner à ce niveau… tu te souviens du sentier sur la gauche?

Mélanie répond que non, sans trop s’inquiéter de l’effet produit. Juste au-dessus du bosquet, la lueur a gagné en intensité et Mélanie n’a de cesse de la scruter. D’un coup, le halo se contracte jusqu’à devenir un point incandescent. Elle ferme les yeux, en vain. Le point blanc est toujours là, incrusté sous son crâne. Quelque part, des aboiements éclatent. Le bruit et la lumière fusionnent en une seule pulsation, très douloureuse. Elle entend :

– Sérieux? Tu ne te souviens pas?

Putain de mal de tête!

– Excuse-moi, Isa… Tu dis?

– Tu ne te souviens pas? répète Isa d’une voix mal assuré.

– Pas vraiment… Je ne sais plus…

– Moi, c’est du chien dont je ne me souvenais pas…

Les filles restent immobiles en plein milieu du passage, à fixer anxieusement les bâtiments et leurs environs.

– Tu as peur des chiens ? finit par demander Mélanie.

Isa l’interrompt d’un geste de la main.

– Chut… On dirait le son d’un moteur…

– C’est peut-être la voi…

– Chut!

… ture des habitants de la ferme. Quoi d’autre? Une machine agricole? Les ornières qui sillonnent le sol témoignent du passage d’énormes roues. Non, décidément, elle a beau tendre l’oreille, Mélanie ne discerne que les aboiements. Au moins, les bruits ne la font plus souffrir. Elle inspire profondément.

– Il doit y avoir une route plus bas, affirme Isa. Exactement ce qu’il nous faut! Cela va m’aider à me repérer… Suis-moi, nous allons couper à travers champs.

Je ne prends jamais de bonnes décisions par moi-même, songe Mélanie en lui emboitant le pas. Je préfère quand on me dit quoi faire. Un scintillement fugace lui redonne courage. En pensées, elle continue d’interroger le Signal : Sommes nous réellement perdues et est-ce pour cette raison que je vous reçois mal? Ou avons-nous seulement besoin de nous perdre un peu? Luttant contre les herbes hautes, elle réalise soudain l’indifférence de la nature. Une ronce agrippe sa manche. Elle s’arrête pour la décrocher, relève les yeux. Le voile nuageux parait plus dense. La lueur s’est réfugiée dans la brume. Un essaim d’oiseaux traverse silencieusement le ciel.

Les filles ont atteint la lisière du champs. Des chênes de petite taille forment une haie clairsemée.  À travers, on aperçoit sans surprise un autre champs. Un fil barbelé court parmi les troncs.

– La terre a été retournée, remarque Mélanie. Nous devrions éviter de la piétiner.

Elle espère une approbation, un reflet entre les nuages ou seulement une palpitation plus forte que les autres dans sa poitrine. Rien ne vient. À la place, Isa  approuve :

– Nous n’avons qu’à marcher sur le côté.

À quatre pattes, les filles passent sous le barbelé et reprennent leur progression le long du labour. Mélanie note que son amie a ralenti le pas.

La troisième parcelle est en friche, comme la première. Le terrain descend en pente raide vers une chênaie. À son extrémité, circule un chemin qui  ressemble beaucoup à celui qu’elles ont quitté plus tôt. Sauf que, songe Mélanie, ce sentier-ci, et les bois qu’il côtoie, se trouve en contre-bas du champs d’herbes folles. Cette configuration inversée éveille sa curiosité. Isa ne partage visiblement pas le même enthousiasme. Elle  exhale un long soupir:

– J’ai une ampoule au talon et je ne me rappelle plus si j’ai emporté les pansements. Laisse-moi regarder…

Elle laisse tomber son sac à dos sur le sol et aplatit l’herbe du pied, vérifiant l’absence de ronce ou de chardon avant de s’asseoir. Avec des gestes brusques, elle répand le contenu du sac qu’elle a coincé entre ses jambes : Une bouteille d’eau à moitié vide, les restes du pique-nique…

Mélanie s’accroupit à ses côtés. Elle montre le chemin du doigt :

– Continuons par là, dit-elle le plus gentiment possible.

Isa ne répond pas, trop occupée à délasser sa chaussure.

– Si tu veux je vais voir pendant que tu te reposes, insiste Mélanie.

– Ne nous séparons pas.

– Alors viens!

– Deux minutes, d’accord? J’ai une ampoule au talon.

Mélanie se relève d’un bond.

– Je reviens!

Isa, qui ne comprend pas, lui crie d’attendre. Mais Mélanie dévale déjà la pente herbeuse. Qu’y-a-il de si pressé? se demande-t-elle.  Elle aurait préféré rester. Cependant, la lueur prend de la vigueur et chaque fois qu’elle n’a pas écouté les instructions du Signal, elle s’en est mordu les doigts. Elle réitère néanmoins : Pourquoi? hein? Qu’y-a-il de si pressé? Une réponse lui est donnée via une pensée fugace : Quelque chose dont nous n’avons pas idée nous attend au bout de ce chemin.

Mélanie regrette le plus sincèrement possible son moment de doute, ça et le sentiment d’injustice. Le pardon lui est accordé si elle sait se montrer sincère. Il faut, se répète-t-elle, pas demain, ni même dans une heure. Maintenant. Curieusement, la proximité des bois la rassure. Elle avance en gardant la lueur dans sa ligne de mire. Elle commence à apprécier la sensation du mouvement de ses muscles…

Elle se sent bien, consolée.

Confiante.

Par Anna Coquelicot

28 réflexions sur « Le Signal »

  1. Excellent ! Une campagne et deux vacancières, toutes de banales normalitudes… et voilà que les héroïnes et les lecteurs filent droit vers ce quelque chose, quelque part, qui les attire et les attend.
    « un peu trop long » ? mon oeil ! et maintenant, on veut la suite ! tu ne peux pas nous laisser comme ça, même si c’est exactement ce que je ferais si j’avais eu la chance d’écrire une aussi belle histoire 🙂
    (et une suite sans alien crapaudiforme caoutchouteux et tentaculaire à la Lovecraft, j’espère…. )

    1. Merci, Carnets Paresseux! Quant à une suite… disons que je n’ai pas encore vraiment réfléchi au problème… les suites sont un peu comme les chemins de campagne : l’important est de ne pas se perdre en route!

  2. Haha! Suite ou pas suite…pour moi, je pense que la satisfaction de Mélanie d’avoir enfin écouté, et suivi ses pulsions, sans hésiter, sans se soumettre aux désirs et conseils des autres, est une fin en soi; elle a trouvé ce qu’elle cherchait.
    Bon, enfin, c’est juste une interprétation personnelle.

  3. Je suis d’accord avec tout ce qui s’est dit, à part le brûlot sur les aliens crapaudiformes, ce « signla » est clairement celui d’une suite à écrire !!!
    Bravo, Laurence pour cette escapade !!

    1. Laurence???
      Les aliens crapaudiformes ne sont pas inintéressants, loin de là… Mais je vois aussi un risque sérieux, en empruntant ce chemin là, de s’enliser dans les marécages du cauchemar de la mort qui tue… 😀

      1. Rhhhoooooo, sauras-tu me pardonner cette erreur, chère Anna !! Je t’ai agenda-ironique-de-Novembre-confondue !!!!
        Quant à la mort qui tue, c’est un choix artistique qui ne siet peut être pas ici, je veux bien le croire !!!

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